Après la Maroquinerie en mai 2010, suivie d'une Cigale en novembre dernier (à l'occasion du festival des Inrocks), les Californiennes de Warpaint voyaient, le 26 mai 2011, se matérialiser leur notoriété parisienne en garnissant confortablement le Bataclan. L'occasion de constater la consistance prise par leur live.
Pour entrer dans une salle de concert parisienne, il faut d'abord se lester d'une trentaine de flyers à thème musical. Tant de concerts que je ne pourrai pas voir... Mais
Setlist
Jubilee
Stars
Bees
Undertow
Composure
Majesty
Warpaint
Set Your Arms Down
Beetles
Baby
Elephants
voilà de quoi lire pour passer l'heure qui nous sépare du début de la première partie :
Roken Is Dodelijk. Ce groupe supposé néerlandais, ou au moins belge, offre une belle prestation à base de morceaux assez référencés, un coup folk-fanfare (plus Bodies of Water qu'Arcade Fire), un coup rock indé à l'anglaise. C'est bizarre, le chanteur parle un peu français entre les chansons et quasiment sans accent. Il nous annoncera vers la fin qu'ils sont en réalité originaires de Lille et que leur nom fait référence à l'équivalent de la formule "fumer tue" sur les paquets de cigarettes aux Pays-Bas. Aucun rapport avec la musique donc, alors que ce qui peut réellement tuer un groupe, c'est de posséder, comme eux, un batteur qui donne l'impression d'apprendre à jouer en direct. Planqué derrière son attirail, très concentré sur sa batterie électronique, ledit batteur aura marqué cette première partie avec son unique rythme scolaire et ses roulements manqués et récupérés avec les moyens du bord.
Ces 45 minutes sont toutefois les bienvenues pour contourner progressivement le seul spectateur susceptible d'entraver ma vue par sa taille, alors que mon placement idéal, au second rang, doit me permettre un face à face avec Emily Kokal et Stella Mozgawa. Et tant pis pour les petits de derrière : on ne choisit pas sa taille à la naissance, vous verrez ça avec mes parents. Le Bataclan se remplit dans les dernières minutes, pour donner une fosse presque complètement garnie. A 21h10, Warpaint entre en scène, et voici la composition de l'équipe, vue du public, alors que se font déjà entendre des « Emily I love you » :
- Côté jardin, toute de noir vêtue, pantalon et bottines : Theresa Wayman, chant/guitare Fender Jaguar rouge et blanche ;
- Au centre, au fond, robe blanche à fleurs vertes et rouges, collant noirs et Vans aux pieds : Stella Mozgawa, batterie ;
- Au centre, devant, habillée comme un sac, comme d'habitude : Jenny Lee Lindberg, Fender Jazz Bass ;
- Côté cour, mini-robe noire et courtes bottes marron : Emily Kokal, chant/guitare Fender Jaguar beige et noire/rouge.
On le savait, vu les dernières setlists (elles sont en pleine tournée et reviennent alors du Royaume-Uni), la soirée commence par un « this is a new song » annoncé par Emily, qui entame
Jubilee, une vieille démo à paraître en single prochainement pour marquer la fin de la période « The Fool », le premier album du quatuor. Jubilee est bien dans la veine Warpaint : une composition lente, qui s'étire en longueur et s'enflamme au milieu avant de se calmer puis de finir en trombe au bout de 6 minutes. La mélodie du chant d'Emily, lancinante, lui permet de se chauffer la voix et fait la part belle à sa puissance. Une fois terminée cette introduction, l'excitation monte d'un cran car tout ce qui va suivre nous est connu et constitue l'objet du désir.
Et alors que les dernières setlists, encore elles, pouvaient faire craindre sa disparition, Theresa commence à gratouiller
Stars. Morceau de leur premier EP paru en 2009, Stars a connu de légères mais continues mutations en concerts, au gré d'abord des changements de batteur. Stella l'a non pas révolutionnée mais lui a donné à la fois un cadre et une variété grâce à laquelle la magie mystique de cette chanson ne s'estompe pas une seconde durant ses 6 minutes, qui du coup deviennent trop courtes. On touche là à la grâce, et au paradoxe résidant dans le fait de décrire en un texte un instant qui ne peut que se vivre... Dès son deuxième morceau, Warpaint met son public au cœur d'une constellation d'étoiles, des étoiles qu'on retrouve à ce moment précis dans mes yeux, tant la répartition des rôles amène une cohésion de groupe rarement ressentie. On peut alors à la fois difficilement imaginer rester aussi haut pour la suite, mais également se dire que le décor est définitivement installé et que les belles vont tout faire pour ne pas nous faire redescendre de notre nuage.
« And in the end, they'll ask you for your reply »
On peut compter sur Stella, dont la dualité fascine. Son visage rond, doux, son sourire franc et sincère, sa complicité avec Jenny et sa robe à fleur en font un ange qui, une fois les baguettes en main, se transforme en une brute épaisse. Une brute capable, cependant, de canaliser sa puissance de frappe et son énergie et les restituer au collectif, afin d'apporter une trame puissante et émouvante à la fois. C'est comme si toutes ses capacités techniques hors-norme étaient savamment distillées sur toute la longueur des morceaux, en une infinie diversité de phases. Stella tape fort certes, mais sa subtilité rappelle celle de Simone Pace, de Blonde Redhead, capable de surprendre quasiment à chaque changement de mesure. Arrivée au sein de Warpaint fin 2009, après la sortie du premier EP, cette Australienne se révèle, tous ceux qui l'ont vue à l'œuvre en conviennent, comme une des attractions mondiales sur son instrument favori.
C'est normalement Stella qui entame tambour battant la version live de
Bees, mais nos quatre héroïnes ont décidé de redonner sa chance à l'intro légèrement hip-hop en boîte à rythme de la version studio. L'occasion pour Theresa d'inviter la foule à remuer du popotin à coups de «
jump around ! ». Le moment où Kris-Kross s'invite à la soirée. Stella stoppe ce cirque par une rythmique à 160 bpm, à la main. Jenny est déjà entrée en transe, c'est un peu sa chanson, elle qui martèle sa basse et lui fait cracher des accords. Emily repose sa voix et entre dans le rôle qu'elle tient sur la plupart des titres : celui d'une guitariste discrète jouant des arpèges à contretemps, le plus souvent dans les graves. Emily dégage beaucoup d'assurance, se sait aimée par le public mais se détourne de tous ces regards qui scrutent le moindre de ses mouvements. Plutôt que d'entrer en transe comme cette hippie de Jenny, elle la provoque en nous par ses pas aussi chaloupés que ses parties de guitares, et ses balancements de tête, visage impassible. Finalement, le seul moment où Emily se la jouera un peu guitar-hero sera dans
Beetles, quand ses montées en aigus à l'issue des couplets de Theresa enflammeront un public progressivement monté à haute température.
Elle va même déjà poser sa guitare et se mettre à nu pour le classique duo
Undertow/
Composure. Quoi de plus déstabilisant en effet pour une guitariste de devoir trouver quoi faire de ses mains face à un public qui n'a d'yeux que pour elle sur ces deux chansons ? Emily laisse filtrer, pendant ces 12 minutes, une certaine timidité. Elle se lâche sans se lâcher, commence à danser seule avant de se freiner en riant, puis recommencer. Elle n'est stable et sereine que lorsque qu'elle offre ses vocalises, d'abord en harmonie avec Theresa sur Undertow, puis complètement seule sur Composure. En livrant Undertow, Warpaint met bien entendu définitivement l'assistance dans sa poche, comme en témoigne la clameur accompagnant les premières notes de cette chanson. Un spectateur extérieur en déduirait qu'il s'agit là de leur « tube » et pourrait légitimement s'interroger sur l'intérêt de masse porté à ce morceau. On touche ici à une particularité de ce groupe, qui est d'offrir des chansons à tiroirs, dont il apparaît nécessaire de procéder à de multiples écoutes pour en déceler les charmes. Et dieu sait qu'Undertow est ensorcelante. Son riff de base, ridicule de simplicité, n'est qu'un leurre, un promontoire sur lequel se posent les deux voix mêlées de Theresa et Emily.
Le piège est en place. Rapidement, Theresa stoppe le riff de guitare ; seules Stella, d'un beat de grosse caisse, et Jenny, de quatre notes de basse répétées, portent les voix des deux sirènes. Puis Stella ajoute quelques claquements sur le bord de ses tomes ; les deux voix, jusqu'ici sur les mêmes notes, se dissocient pour entrer en harmonie ; les cymbales de Stella éveillent le soupçon ; deux couplets, deux refrains...
« Why you wanna blame me for your troubles ? »
...Et la section rythmique allume la mèche : Jenny fait le grand écart entre aigus et graves, et Stella tape militairement du pied, charley grand ouvert dans les intervalles. Une dernière harmonie vocale et Theresa fait pétarader sa guitare avec son doigté de grande et belle femme aux mains longues et fines. Emily perd tout contrôle, le public suit, jusqu'à la première accalmie : Theresa passe de grands accords en petits arpèges, Emily chuchote presque puis monte progressivement dans les décibels, avant de s'égosiller quand Stella fait rouler le tambour. Le dernier break créé une tension émotionnellement ingérable, que Warpaint fait durer dans un silence assourdissant.
« Nobody ever has to find out what's in my mind tonight »
La reprise est terrible. Stella applique la loi martiale et seules quelques notes osent braver son interdit. Cela suffit à faire basculer l'atmosphère vers une magie digne de Stars, jusqu'au strident final de Theresa en distorsion, alors qu'Emily donne toute sa voix. Et va continuer dans son registre puissant sur un Composure conçu pour Stella. Un pur morceau de batterie à la surface duquel les arpèges syncopés de Theresa accélèrent progressivement. L'originalité de cette composition souligne encore une fois le degré de cohésion de ce groupe, qui nous offre, en introduction de
Majesty, une psychédélique et totalement nouvelle instrumentation, qui a le mérite de maintenir le feu parmi le public. Majesty est en effet plutôt un morceau auquel on assiste en rêvassant, par exemple en observant Emily dodeliner et jouer ses arpèges presque inaudibles, mais tellement essentielles. Elle aurait pu en profiter pour se reposer mais Stella passe son temps à inventer. Sa prestation sur Majesty relève presque du break-beat. Elle pourrait se lancer dans le coupé-décalé, en Côte d'Ivoire et faire danser les Magic System, ce serait la même chose.
Retour à la réalité avec la chanson fondatrice, devenue chanson sur le tard après une longue carrière simplement instrumentale. Là encore Stella met la composition en relief. Ses adaptations n'offrent aucun répit au spectateur béat devant ses coups de massue, alors que cette chanson n'est que douceur et volupté, une volupté il est vrai perturbée par le chemin sinueux qu'empruntent les 5 minutes de temps, qui sont autant de bifurcations musicales... La fin sonne comme le réveil : à la guitare claire et tranchante d'Emily succède une improvisation (un peu travaillée) du groupe sur un rythme martial de Stella. Laquelle se lève alors de son siège et le laisse à Theresa pour lui voler sa guitare.
Set Your Arms Down (le seul titre en plusieurs mots de la soirée) rappelle en effet que Theresa était au tout départ tout aussi bien batteuse que guitariste. Et à l'observer jouer au métronome, elle n'a pas perdu la main. On ne saura en revanche pas si Stella est aussi bonne guitariste puisque son rôle sur le titre inaugural de l'album consiste surtout à faire joujou avec le bouton du volume. Elle en rie d'ailleurs avec sa complice Jenny, pendant qu'Emily chante son texte à pleine puissance.
Vient enfin le classique final à rallonge Beetles et son interminable couplet. «
Fuck it, where's my shit ?/Oh my god I'm mad at it/Oh my god I'm mad at it... » se lamente Theresa, appuyée par une section rythmique, bientôt rejointe par une envolée guitaristique d'Emily qui finit par reprendre la main dans le calme, sous les vivas du public. Cette interruption évoque le Paranoid Android de Radiohead. Tout comme dans ce chef-d'oeuvre, après l'accalmie, Warpaint repart de plus belle pour nous emmener sur un final ici réellement improvisé, où on ne sait plus à quoi s'attendre ni quand ça va finir. Une partie du public plonge à corps perdu dans le mouvement, motivé par une Theresa électrique. L'autre partie contemple cette sorte de magie à l'œuvre devant ses yeux.
Tous ensemble applaudissent et crient de toutes leur forces lorsque le groupe quitte la scène. Emily reçoit une dizaine de demandes verbales en mariage. Elle sera la première à revenir pour le rappel. Et même la seule, pour jouer Baby en duo avec sa guitare. Elle la joue lentement, laisse durer l'intro puis appuie bien sur chaque mot et commet même une petite erreur qui nous offre l'un de ses sourires charmeur. La salle fait silence face à cet instant où la chanteuse se livre devant tant d'inconnus. Cinq minutes plus tard, alors que toute la bande est de retour autour d'elle, Emily peut compter sur deux cents demandes en mariage supplémentaires. Theresa joue donc sa carte maîtresse pour capter à nouveau l'attention de l'autre côté de la scène : l'intro d'
Elephants, au ralenti. Heureusement, tout accélère lorsque le groupe la rejoint, et Emily peut s'égosiller une dernière fois sur cette chanson qui, comme Set Your Arms Down, met en valeur ses qualités vocales.
Et si cette version d'Elephants, difficile à restituer sur scène, m'a largement déçu, avouons que ce concert méritait largement le déplacement jusqu'à Paris. En onze chansons, Warpaint vient d'exposer toute la palette des émotions que peut susciter leur musique, incroyablement riche. Une heure et quart hors du temps en compagnie de quatre jeunes femmes qui ont tout l'air d'être des âmes sœurs musicales les unes pour les autres.